mardi 12 février 2013

Among Them Part.1



Chapitre 1 : Rencontres

 


Je ne suis pas un surhomme, je ne me considère pas ainsi et ne pense pas non plus que mon entourage, mes connaissances me perçoivent ainsi.
Tout ce qui sera dévoilé ici, est loin d’être fabulé, le fantastique s’est mêlé à ma triste réalité, mais pas forcément là où l’on s’y attend, et ça a rendu ma vie plus passionnante. Je ne dis pas que je me livrerais, ou qu’au contraire je vais ne pas le faire. C’est juste mon histoire dont j’essaye de me rappeler les événements dans l’ordre chronologique.


*

Tout avait commencé par cette froide journée d’octobre, le vent était fort, trop, pour ne pas que je m’en inquiète. Le ciel s’obscurcissait au fur et à mesure de la course des nuages, portés par les puissants courants d’air d’altitude. Je venais de commencer ma troisième année au lycée, une horreur. Tout n’allait pas bien pour moi, attention je ne me considérai pas à l’époque comme un souffre-douleur, puisque je ne pâtissais pas vraiment de ce qui m’arrivait.
Mes journées de cours se composaient ainsi : le matin et le soir, le bus avec ses prises à partie ; entre, le lycée et ses moqueries. Je ne vais pas me plaindre, je sais qu’il y des personnes qui ont connu pire, moi, ce n’était que des railleries, des attaques orales. J’arrivais à contenir cette voix qui me susurrait de les faire taire, je ne réagissais pas. Je les ignorais complètement, à quoi bon au final leur dire, ils auraient, soit continué, et ce, en empirant, soit ils s’en seraient possiblement pris à quelqu’un d’autre, qui n’aurait peut-être pas supporté et aurait fait quelque chose de stupide.

Ce jour-là, un crachin avait commencé à tomber très calmement, quelques gouttes éparses, rien de bien méchant. Mais dans cette "sombritude" que le climat nous imposait, un brin de joie se posera sur ma main. Tandis que je descendais du bus, devant le lycée, un rayon solaire sortit des nuages. Les gouttelettes explosaient sur ma peau. Je remontais l’allée qui menait à l’austère bâtiment, suivant les cohortes de lycéens goguenards, le soleil frappait mon dos en le réchauffant un peu, et c’est à cet instant que je le remarquai enfin. Un arc-en-ciel s’étirait à perte de vue et avait pour origine un reflet sur une perle de pluie que je portais à mon insu sur ma main. Un sourire imprévu étira mes lèvres, lorsque je m’en rendis compte, je l’effaçai d’un geste de la main.
Ma vie était déjà assez dure comme ça, ici, sans que l’on ajoute à ma longue liste de surnoms « le fou » ou « le barjot ». Bien que ces derniers ne fussent pas si dérangeants que ça comparés à certains autres que je tairais pour l’instant. Eh oui, après tout la folie dépend de celui qui énonce cet état. Aussi vraie que soit la phrase « on est tous l’étranger de quelqu’un », la suivante qui en est une adaptation, l’est tout aussi, « on est tous le fou de quelqu’un ». Mais bon passons, la première heure de cours allait débuter.

À l’heure du déjeuner, je rejoignis une amie, d’un an plus jeune, Prysc. Une jolie demoiselle aux cheveux châtains blonds, toujours joyeuse et qui savait communiquer sa bonne humeur. Tout en mangeant, je lui racontai l’épisode du pont Bifröst, une passerelle immatérielle composée de sept couleurs qui permettait aux Dieux Nordiques de rejoindre la terre des Hommes, Midgard. Je lui dis ensuite que cette pensée m’avait rendu heureux et, que je considérais cela comme un signe annonçant une radieuse journée. J’avais été touché par la magie de cet instant. Nous échangeâmes un sourire, qui ne comportait aucune once de moquerie. Après un silence relatif entre nous, elle me prévint qu’elle acceptait d’aller au cinéma avec moi le soir même.

Les cours reprirent à quatorze heures pour moi, Prysc n’avait eu qu’une heure de pause, seul, je me suis mis dans un coin, à l’abri des regards j’avais besoin de calme.
Trois heures de français, cela ne pouvait signifier que deux choses : il y avait une interro ou ce n’était qu’un cours. Malheureusement pour moi, ce n’était pas la première supposition. Non pas que j’adore les devoirs, loin de là, mais pendant une leçon il fallait parler, débattre d'idées. J’aime délibérer de tout un tas de sujets, mais c’est là aussi un endroit où les railleries entre "bons camarades" sont plus vicieuses. Cependant, il fallait y collaborer bon gré mal gré, sinon la note de participation descendait fatalement, et je ne pouvais pas me le permettre, car je nourrissais ce secret espoir de poursuivre mes études ailleurs, dans un autre lycée, une autre ville où je pourrais changer de vie. Du moins, je l’espérais.
Dix-sept heures, Ô délivrance, la fin des cours et de la semaine. J’attendis dos au grillage la venue imminente de Prysc. Quelques minutes plus tard, elle se pointa enfin, le sourire aux lèvres, comme d’habitude.
— C’n’est pas trop tôt ! Lançai-je pour blaguer. 
— Je vous prie de m’en excuser, Monsieur, mais une affaire pressante réclamait mon attention dans un local privé ! Répondit-elle sur le même ton.
Nous rigolâmes ensemble de bon cœur, me moquant pour une fois des regards qui me méprisaient. Nous avions une heure à tuer et un peu plus d’un kilomètre à parcourir dans "Decize City" pour rejoindre le cinéma, autant dire que nous avions largement le temps.
Nous avons choisi le film à la dernière minute, car ni l’un ni l’autre n’avions de réelle idée. Et puis devant le guichet nous avons décidé de voir le nouveau Jim Carey, Braqueurs amateurs, il paraissait bien drôle. De toute façon, nous n’avions jamais été déçus par l'un de ses rôles, même si de mon côté, je préférais les personnages où il ne faisait pas le pitre, genre, Eternal Sunshine of the Spotless Mind.
Deux heures plus tard, nous sortions de la salle obscure pour gagner une autre pénombre, il faisait nuit noire, et nos ventres ainsi que nos côtes nous faisaient terriblement souffrir. Même s’il s’agissait d’un doux mal, nous avions trop rigolé.
Le père de Prysc l’attendait. Moi, je patientai quelques instants qu’un voisin me prenne au retour de son travail.

Le vent brassait calmement les feuilles. Au-dessus du faîte des arbres, les corbeaux croassaient d’une façon qui me donna la chair de poule. En provenance de la route, j’entendis une espèce de pétarade informe. Je me levai d’un bond, j’avais reconnu le tas de ferraille de Germain.
Il me demanda rapidement si ça allait, je savais qu’il ne souhaitait pas que je développe, alors je lui rendis son salut et répondit simplement « bien ». Ce fut les seuls mots que nous échangeâmes.
La circulation était quasi inexistante, ce qui changeait de d’habitude. J’allais faire part de cette constatation à mon pilote, mais avant que les mots ne franchissent le seuil de ma bouche, nous percutâmes quelque chose d’imposant, car la tôle vibra si fort que le pare-brise vola en éclat. La voiture réalisa un tête-à-queue avant d’être stoppée par la rambarde de sécurité. Mon sang ne fit qu’un tour, tout comme mon chauffeur, ma respiration était haletante. Il me jeta un regard désemparé, je crus comprendre pourquoi, il venait de perdre sa voiture et n’avait pas beaucoup d’argent. Je posai ma main sur son épaule, parce que lui au moins, et c’était le plus important, était toujours en vie, et c’est à ce moment-là que je vis, j’avais mal interprété le regard de Germain. Mon bras droit était en sang, la douleur venait de se réveiller, c’était comme si le choc, la peur, voire les deux avaient pendant un temps bloqué les signaux nerveux. Des morceaux de verre étaient fichés dans la peau, la panique me prit, j’avais de plus en plus froid au fur et à mesure que l'hémoglobine s’écoulait des plaies. J’étais incapable de réagir. Mon partenaire déchira un bout de tissu de sa veste en jean pour me faire un garrot. Je refusai, j’avais vu des films où ils montraient qu’une telle intervention pouvait conduire à une amputation. Je décidai, même si cela était risqué, de retirer les fragments. Il me regarda écœuré à la vue de cette énorme quantité de liquide écarlate. J’avais du mal à contenir mes vociférations, tellement ça faisait mal. Je voulais aller vite, mais je craignais que du verre se brise une fois de plus et qu’il reste de mini-éclats en moi. Les larmes me montaient aux yeux.
Enfin, la dernière brisure fut extraite, je pris le bandage improvisé et l’enroula autour de mon bras. Soudain dans un fracas assourdissant, la portière côté conducteur vola en éclat et mon voisin fut tiré vers l’extérieur avant de disparaître dans les bois, la ceinture avait cédé sous la force de cette chose. Je ne vis pas ce qui l’avait attrapé, mais la forme semblait gigantesque.
Moins de trois minutes plus tard, un grognement de chien retentit. Ma ceinture était coincée et ma portière était bloquée par la rambarde métallique. Je ne suis plus vraiment sûr, mais pendant tout ce temps, je hurlais de peur.
La vitre explosa et quelque chose m’attrapa la main blessée, ravivant du même coup la douleur, c’était atroce. Des flashs de couleur bleue et rouge illuminaient par alternance les arbres de la forêt. Je crois que je suis tombé dans les pommes à ce moment-là, car je ne me rappelle plus de rien.

*

Je me réveillai enfin entouré de blanc, mes yeux semblaient me jouer un sale tour, j’étais un "aveugle" qui ne voyait que de la couleur opaline. Je clignais des yeux, je ne sais combien de fois, pour essayer de détruire cette vision, en vain. Je me rendormis.

*

Un bruit de pas, une respiration calme, tout ça parvint à mes oreilles avec une clarté nouvelle. J’ouvris les yeux, la lividité était toujours là, mais plus sombre, moins éclairée. Un homme, à la peau laiteuse reflétant la blancheur immaculée de sa blouse, entra dans la pièce où j’étais. Il me regarda et leva un sourcil lorsqu'il s'aperçut que je m’étais réveillé.
— Vous êtes réveillé, enfin.
Je n’aimais pas le ton que ce médecin prenait avec moi, mais je lui en fis grâce, comme d’habitude.
— Je… Où suis-je ?
— À l’hôpital de Decize, vous avez été retrouvé inconscient, allongé sur le bord de la route après La Machine, par les pompiers qui allaient sur une autre intervention.
— Quoi ?
— Si vous n’aviez pas été là, deux vies auraient pu être sauvées.
Je rêve ou ce médecin m’accuse, moi, d’être à l’origine de la mort de deux personnes. Il n’est pas bien.
— Que m’est-il arrivé ?
— Ah ça, c’est à vous de nous le dire ? Me répondit-il sournoisement.
— Je… Je, honnêtement, je ne suis pas sûr de me rappeler. Ahh, j’ai mal à la tête.
— Ce n’est rien.
Ça, je le savais déjà, mais j’avais vu assez de mauvais films pour savoir qu’il fallait que j’en sache assez avant de répondre. Je ne voulais pas que l’on me rende coupable de la disparition de mon voisin, s’il avait vraiment disparu.
— Alors ? Que s’est-il passé avant que les pompiers ne vous retrouvent allongé sur le bitume ?
— Je… j’étais allé au cinéma avec une amie, et mon voisin devait me récupérer à la fin du film après sa journée de travail. Mais j’ai attendu, attendu, plus d’une demi-heure, mais il n’est pas venu. Alors je me suis décidé à faire du stop. Il était tard, mais mes parents travaillaient. Un homme qui allait au château de la Cave m’a pris en stop… ensuite, je me suis réveillé ici.
— Et entre les deux que s’est-il passé ?
— Je n’en sais rien. Mais juste pour savoir, ce ne devrait pas être un policier, ou un gendarme qui me questionne ?
— Si, et il nous écoute, grâce à cet interphone.
Il me désignait un bloc de plastique fixé dans le mur, juste à côté de mon lit.
— Mais il ne nous voit pas, alors comment peut-il être certain que vous ne me guidez pas dans mes réponses ?
— Nous avons confiance, l’un en l’autre, depuis notre plus jeune âge.
Je levai un sourcil, intrigué par cette réponse.
— C’est mon frère, s’empressa-t-il d’ajouter. De plus, pourquoi vous guiderais-je dans vos réponses ?
— Mouais ! Mais dites-moi alors, pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?
— Il est parfois plus facile, pour certain, en tout cas, de parler à quelqu’un qui ne porte de l’uniforme des forces de l’ordre. Que vous êtes-vous fait au bras pour qu’il soit dans cet état ?
— J’avoue que je n’en sais que trop rien, tout est si… Si embrumé dans mon esprit.
— Peut-être vous rappellerez-vous plus tard ? En attendant, je vous laisse, vos parents sont ici.

Le médecin quitta la pièce et il indiqua à mes géniteurs d’entrer. Lorsqu’ils virent que j’étais réveillé, ils me sourirent, je le leur rendis. Ils m’enlacèrent chacun leur tour.
— Que t’est-il arrivé ? Comment te sens-tu ? S’enquit ma mère.
Que pouvais-je lui dire… Je regardai un instant le boîtier de l’interphone, la diode verte indiquant que l’appareil était en fonction, était allumée. Je tendis mon bras pour l’éteindre, ma main qui avait été attrapée par cette chose, ne portait plus aucune cicatrice, pourtant lorsque le médecin me l’a désignée, elle était encore blessée. Je n’ai pourtant pas rêvé, le médecin aussi l’avait vue… Etrange. Quoi qu’il en soit, ce médecin voulait savoir si j’allais ou non changer de version avec mes parents.
— Je… Est-ce que le voisin est rentré chez lui ?
— Quoi ? Euh non, enfin on ne l’a pas vu. Mais il y a un panneau qui indique qu’il vend sa maison, me renseigna mon père. Pourquoi cette question ?
— Il devait me ramener à la maison après le cinéma.
— Hum et bien, nous avons entendu une voiture tard dans la soirée…
— Enfin, c’était plutôt un utilitaire, précisa mon paternel.
— Etrange, il ne me paraissait pas soucieux, il ne m’a pas parlé non plus d’un quelconque déménagement, me dis-je tout bas.
— Comment ?
— Euh non, rien, je réfléchissais à voix haute.
Je continuai à leur raconter ce qu’il m’était arrivé, lorsqu’en plein milieu, j’entendis nettement la voix de Prysc qui demandait où se trouvait ma chambre. Qui l’avait prévenue ? Et pourquoi pouvais-je l’entendre ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? S’inquiéta ma mère.
Je me rendis compte alors, que durant un certain laps de temps j’étais resté là, bouche ouverte comme un demeuré.
— Je… oh rien, c’est juste que je suis encore un peu sonné par tout ça et j’ai l’impression de ne pas pouvoir me rappeler certaines choses. Mais, ne vous inquiétez pas, ça reviendra. Le médecin m’a dit que ça pouvait arriver après un choc ou un trauma.
On frappa à la porte et dans l’entrebâillement, je vis Prysc. Je lui fis signe d’entrer. Mes parents la saluèrent et lui cédèrent la place en nous laissant seuls. Avant de partir ma mère ajouta : « Repose-toi, on te voit demain » Elle m’enlaça tendrement. Je jetai un bref regard à la pendule qui indiquait 17h30.
— Comment te sens-tu ? Lui demandais-je pour la devancer.
— Ce serait plutôt à moi de te le demander. Je me suis inquiétée, en ne te voyant pas au lycée aujourd’hui.
— Tu n’as pas dû voir grand monde non plus, un dimanche…
— Mais Dorian, on est lundi.
C’est à ce moment que je pris conscience que j’étais ici depuis trois jours, ce qui expliquait également qu’elle porte son sac de cours.
— Ah, je crois que j’ai un peu perdu la notion du temps aussi.
— Que t’est-il arrivé ? Pourquoi es-tu ici ? C’est ceux de ta classe qui m’ont dit que tu te trouvais là, mais ils étaient incapables de m'en donner la raison.
— Ah ? Euh, tu vas me croire dingue, mais il se passe des choses étranges.
— Comment ça ?
— Vendredi après que tu sois partie, mon voisin m’a pris en stop, comme prévu. À la sortie de La Machine, sa voiture a dérapé et a été stoppée par la glissière de sécurité, le pare-brise a volé en éclat et du verre a percé la peau de ce bras.
— Mais il n’y a rien, constata-t-elle.
— C’est ça qui est dingue, le médecin a vu mes blessures, et quand j’ai voulu les montrer à mes parents, tout avait disparu. J’ai retiré les morceaux de verre dans la voiture assez rapidement, et c’est là que la portière côté conducteur a été projetée dans les airs, mon voisin s’est fait chopper par quelque chose de puissant. Rien qu’en en parlant, j’entends encore ses hurlements et les miens. Je n’ai pas vu ce que c’était, mais c’est revenu et m’a attrapé la main. J’ai vu les lumières des pompiers et je ne me rappelle plus rien après ça. Mais ça devient encore plus bizarre ensuite.
— Ah oui ? Parce que là déjà c’est assez fort et assez délirant aussi.
— Tu ne me crois pas ?
— Si bien sûr. Mais qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
— Mes parents viennent de me dire que depuis hier… euh non, avant-hier, la maison du voisin est en vente, et ils ne l’ont pas revu depuis jeudi matin.
— D’un certain point de vue, ça peut paraître étrange, mais d’un autre côté, ton voisin a peut-être oublié de te le dire, voilà tout.
— Tu dis peut-être vrai, mais ça serait en faisant abstraction de l’« attaque » de la voiture… Et, excuse-moi, si tu penses que je me monte la tête, et si tu ne veux pas me répondre, c’est ton choix. Mais crois-tu franchement qu’un type à la veille de son déménagement viendrait, passe-moi l’expression, s’emmerder à faire le taxi pour un voisin ?
— Il voulait peut-être te rendre service ? Ou, il te portait plus dans son cœur que tu ne l’imaginais.
— Soit, alors pourquoi faire ce cinéma avec la voiture ?
— Euh… Il a peut-être gagné au Loto et il a voulu marquer son départ.
— Tu veux vraiment avoir réponse à tout et me faire "chier" en détruisant mes théories ?
— Hey, c’est le job d’une amie, te faire redescendre sur terre.
— Mouais… on va dire ça, ou c’est que tu as peur de ce qui m’est réellement arrivé.
Elle m’enlaça une nouvelle fois et posa son front contre le mien et nous restâmes ainsi un moment qui me sembla très court, mais lorsque je regardai la pendule, l’aiguille des minutes, avait avancé de cinq cases.
— J’essaierai de sortir demain.
— Suis les conseils des médecins quand même.
— Y’a pas de sushi…
— Y’a que des rouleaux de printemps…

Elle se dirigea vers la sortie, au niveau de la porte, se retourna vers moi et m’envoya un baiser, en ajoutant « bien baveux », elle reprit son chemin, tandis que je riais, une sale blague entre nous.
Je ne sais pas pourquoi, je me sentais fatigué, mais en entendant de nouveaux bruits de pas dans le couloir, je sus que le repos ne serait pas pour maintenant. Un homme, un gendarme, venait d’entrer dans ma chambre. Il était moyennement grand, 1,70 mètre, le teint hâlé, la barbe mal rasée, des cheveux noirs et épais dépassaient de sous son béret bleu foncé. Ses yeux verts pétillaient, il devait être heureux. Il avait le visage anguleux avec une mâchoire assez large qui était en harmonie avec son corps, non pas qu’il soit gros, bien au contraire, mais son polo laissait transparaître de puissants pectoraux.
— Monsieur, j’ai des questions à vous poser, je peux ?
— Ça tombe bien, moi aussi. Je croyais que les écoutes étaient passées de mode ?
— C’est vrai, mais nous avions l’autorisation de vos parents !
— Je suis majeur désormais et, en plus les méthodes détournées, ce n’est pas le top. Envoyer un médecin m’interroger à votre place, c’est nul… Je peux vous parler franchement ?
Je ne me reconnaissais pas, était-ce moi qui parlais ?
— Euhm…Vous ne venez pas déjà de le faire ?
— Peut-être. Quoi qu’il en soit, j’aurais préféré que vous veniez en personne dès le départ. Et, j’ai menti, je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais laissez-moi vous dire ce que je me rappelle honnêtement.

Alors je lui narrai mon histoire, pour la énième fois de la journée, telle que je l’avais vécue et telle que je l’avais racontée à Prysc. À son tour, il me raconta qu’il avait eu ce pressentiment que je revenais en voiture, mais il avait dû abandonner cette idée puisqu’il n’y avait aucune trace alentours, il n’avait trouvé ni tache de sang ni voiture. Cependant, il avait noté la présence des empreintes de gomme que les pneus avaient laissées lors du tête-à-queue. Il m’affirma qu’il rechercherait mon voisin et, qu’il me tiendrait au courant de l’affaire, sans toutefois être au courant de toutes les implications. Il affirma ensuite qu’il me croyait, ce qui me rassura, et que je serais convoqué au commissariat pour signer ma déposition. Le gendarme Mendez me laissa, je m’endormis, sans dîner. L’odeur exécrable des hôpitaux avait ce pouvoir sur moi.

Le lendemain, après avoir petit-déjeuné, monsieur Mendez, le médecin, cette fois, vint m’examiner. Le diagnostic fait, il m’annonça que je pourrais quitter les lieux en début d’après-midi. « Enfin » me dis-je, bien que je savais qu’il n’y avait que trois jours et demi que j’étais là. Avant de partir, il s’excusa de m’avoir interrogé pour le compte de son frère et d’avoir sûrement été brusque.

13h30, mon sang bouillait, je ne tenais plus dans cette pièce qui me donnait envie de vomir. Cet air irrespirable, me brûlait la gorge.
Je sortis du lit précipitamment et enfila une tenue digne de ce nom. La tête me tourna, mais j’en fis fi. Je pris l’ascenseur pour rejoindre le rez-de-chaussée, les vérins firent un bruit d’enfer, c’était insupportable. Une fois dans le hall, je courus jusqu’à la porte principale. Enfin de l’air, du vrai air non vicié, je l’aspirais à pleins poumons.
J’aperçus alors les deux frères Mendez, ils étaient en pleine discussion. Le gendarme me remarqua et me fit un salut de la main, puis sans qu’ils aient l’air de se concerter, ils vinrent vers moi. « Qu’avais-je fait ? Devais-je fuir ? Pourquoi fuirais-je ? » Restons stoïque, ça vaudra mieux.
— Bonjour, vous êtes sorti seul ?
— Euh oui, je ne tenais plus. Avant, je n’aimais pas l’odeur des hôpitaux, mais là, même l’air sent mauvais.
Ils échangèrent un regard complice et bref, mais qui devait signifier beaucoup. Du moins pour eux.
— Nous sommes un peu pareils, commença le médecin.
— Mais vous y travaillez ?!
— Oui, et c’est pour ça aussi que je vais souvent à l’extérieur, pour respirer plus sain.
— C’est étrange tout de même…
— Quoi ?
— Non rien, c’est vraiment absurde et je ne suis pas sûr non plus que ce soit vrai.
— Eh bien, dites-le nous quand même. Un homme seul ne peut avoir d’auto-confirmation pour savoir si quelque chose est absurde ou non. Il lui faut l’aide d’une tierce personne.
— Comme vous par exemple ?! J’ai l’impression d’entendre des choses que je ne devrais, ou plutôt que je ne pourrais pas entendre. Des sons, des voix qui se trouvent loin. Comme maintenant, il me semble que j’entends la voiture de mes parents, et pourtant je ne les vois pas sur le parking.
— Ce n’est peut-être qu’une impression, vous avez peut-être cru entendre quelque chose, en voyant quelqu’un, ça peut arriver. Le cerveau a parfois des lenteurs…
— Ce qu’essaie de dire mon frère, coupa le médecin, c’est que cela ressemble un peu à un "déjà vu", vous savez, cette impression que vous ayez déjà vécu une scène, comme si vous l’aviez visualisée dans un rêve…
— Je connais, en effet, mais là, vous m’exposez la version scientifique de la chose.
— Ah, tu vois, Michel ! Il est comme moi, il est sceptique, tant que la science ne l’aura pas prouvé par A+B, je conserverai ma vision irrationnelle des choses, me coupa le policier en me faisant un sourire complice.
— Messieurs, je crois qu’il faudra que l’on remette cette discussion à plus tard, car voilà vos parents.
— Vous les aviez peut-être réellement entendus arriver… constata le médecin.
— Si vous voulez poursuivre cette discussion, ce dont je doute, vous avez toujours mes coordonnées.
Mes parents arrivèrent et nous saluèrent avant de passer à l’accueil pour signer les papiers nécessaires. Lorsque nous quittâmes les lieux, les frères Mendez me donnèrent une poignée de main franche et amicale. Après quelques pas, je les entendis rigoler.
Le soir même, j’appelai Prysc pour lui dire que dès le lendemain je retournerai en cours. Nous discutâmes longuement avant de raccrocher. Elle me raconta les dernières rumeurs qui courraient au bahut, certaines sur moi. De mon côté, je lui dis comment mes parents avaient encore voulu connaître les circonstances de mon hospitalisation.

Trois jours s’étaient écoulés, j’avais repris les cours, et je pus me rendre compte que les on-dit les plus fous sur moi circulaient bon train. Ainsi j’appris que j’avais été soupçonné de meurtre par les forces de l’ordre, sur qui ? Personne ne le savait vraiment. L’on disait aussi que j’avais été suspecté dans l’enlèvement de quelqu’un. Enfin c’était vraiment du grand délire, mais à quoi bon dire quelque chose, comme tout ouï-dire, un autre ragot ferait taire le précédent, avant qu’à son tour un autre vienne l’éteindre, et ainsi de suite. Voilà le quotidien des lycées. Mes camarades de classe me demandèrent si j’allais mieux, "étrange" me suis-je dit, eux qui me parlaient uniquement pour que je leur rende service. J’expliquai que l’on m’avait retrouvé inconscient sur le bord de la route et que l’on m’avait conduit à l’hôpital. Je compris cinq minutes plus tard mon erreur. « Inconscient sur la chaussée » dans leur esprit de débiles, cela résonnait comme « coma éthylique » et donc pouvait se comprendre par deux choses : soit que je ne savais pas boire, soit que je faisais plus la fête qu’eux. Mais les connaissant un peu, ils opteraient sans aucun doute pour la première option.
Encore une fois, Prysc m’avait été d’une grande aide, car lorsqu’elle se trouvait avec moi, je ne me considérais plus comme individu seul et méprisable, mais en tant que type au sein d’un "groupe". Elle me soutenait moralement, même si je montrais que je n’étais pas affecté, enfin, je crois, c’est la tête que je fais pour ne rien montrer.
Les cours s’achevèrent, j’allais enfin pouvoir souffler, changer d’air, être au calme, mais c’était sans compter sur les nouvelles technologies. En effet, mon mobile sifflota un air de "Q.I.", je décrochai rapidement, tandis que je remontais dans le bus. C’était le gendarme Mendez, avant que je puisse dire quoi que ce soit, des types du bahut me hurlèrent « Fais pas celui qui a des potes, connard. » Je m’assis à la première place libre.
— Des problèmes ? S’enquit le gendarme.
— Oh non, la routine, juste ma routine, blaguais-je, même si ce n’était pas ce qui me venait à l’esprit en premier.
— Je vous appelle pour vous demander de passer à la gendarmerie de La Machine après vos cours.
— Euh oui, pourquoi ?
— Pour signer votre déposition.
— Veuillez m’excuser, j’avais oublié. Mais il y avait un petit problème, mes parents travaillent tous les deux et je suis dans le bus. Serait-il possible de venir samedi matin ?
— C’est comme vous voulez, mais si c’est juste pour un problème de transport, aujourd’hui, je termine ma journée dans moins d’une heure, je pourrais vous reconduire chez vous. De plus, nous avons une discussion qui n’est pas terminée.
— C’est vrai, mais nous opterons uniquement pour un point de vue irrationnel, plaisantai-je, puisque votre frère ne sera pas là.
— Et alors, n’est-ce point là, le mieux ?
— Peut-être.
— Eh bien à tout à l’heure.

Je ne savais pas pourquoi, mais cette petite discussion me fit du bien, me réchauffa le cœur, si je puis dire. Peut-être était-ce dû au fait que, pendant un moment, au milieu de la vie de lycéen, j’étais "entré" dans une vie différente, même qu’un bref instant.
Mon MP3 me permit de prolonger mon échappée hors de ce monde, la musique masquait la voix des autres et de leurs railleries.
Vingt minutes s’écoulèrent et je descendis à l’arrêt de la "boule blanche", l’air frais me donna la pêche. Je marchai dans les rues d’un pas rapide, c’était mon habitude, des personnes ne me connaissant pas pourraient penser que je fuyais quelque chose.
Un frisson glacé me parcourut l’échine lorsque je me retrouvai face à la gendarmerie, mais je me forçai à avancer, je ne sais pas ce que je redoutais. Monsieur Mendez était à l’accueil et semblait m’attendre. Il faut dire qu’il était presque 18 heures. Il m’offrit une poignée de main franche, j’essayai de faire de même, mais apparemment j’échouai. Il me conduisit jusqu’à son bureau, il me présenta le document de deux pages. Je le lus entièrement en essayant de faire vite, pour ne pas le retarder. Mes propos y avaient été rapportés au mot près. Je découvris alors au bas du recto de la deuxième page le prénom du gendarme qui se trouvait devant moi. Il s’agissait de l’adjudant Sovan Mendez. Je signai sous le miens et lui rendis le document, en m’excusant d’avoir mis du temps pour le relire. Il se leva, je fis de même, il enfila une veste par-dessus son costume, il ne faisait pourtant pas froid. Je devais le regarder étrangement car il répondit à ma silencieuse interrogation.
— Il va pleuvoir d’ici très peu de temps.
— Mais la météo annonçait une belle journée…
— Ne te… je vous prie de m’excuser, ne vous fiez jamais à la météo et faites confiance à votre instinct. Tu… euh décidément… vous…
— Vous pouvez me tutoyer si vous voulez.
— Merci, c’est juste que vous… tu me fais penser à mon frère.
— Ah ? En tout cas, vous avez l’air de bien l’apprécier, autant que je puisse en juger.
— C’est vrai. Et, qu’est-ce qui te fais penser ça ?
—Hum, et bien, je pourrais dire que c’est à cause de la façon dont vos yeux brillent lorsque vous êtes en sa présence. Mais c’est ce que me susurre mon instinct.
— Bien, vous apprenez vite. Allons-y, vous me guiderez.
— Je… oui.
J’étais un peu décontenancé, il arrivait à passer du tutoiement au vouvoiement avec une facilité déconcertante.
Mais il était déjà devant la porte d’entrée, il marchait vite lui aussi, sans doute plus rapidement que moi. Que fuyait-il lui, si toutefois il fuyait.

Je montai dans sa voiture, d’un magnifique rouge brillant. Ça devait le changer du bleu de la gendarmerie. Je lui indiquai juste de prendre la direction de Trois-Vèvres, mais en le disant, je trouvai ça ridicule, il le savait déjà. Une pluie orageuse se mit à tomber, comment avait-il su ?
— Dorian, je peux t’appeler ainsi ?
Je fis signe que oui, alors, il reprit.
— Dorian, tu n’avais pas l’air très à l’aise au téléphone tout à l’heure, je te fais peur où as-tu des soucis ?
— Non, non, m’empressais-je de répondre, ce n’est pas vous, au contraire. Mais disons que c’est la deuxième option, et que j’y suis habitué.
— Pourquoi ne fais-tu rien pour qu’ils arrêtent ça ?
— Je… eh bien, ça vous paraîtra sans doute ridicule, mais je ne voudrai pas qu’ils s’en prennent à quelqu’un d’autre. Je veux dire quelqu’un qui ne le supporterait pas et qu’il fasse une connerie. Moi, je m’en moque. Je ne suis certes pas tout puissant, mais je sais qui je suis et ce qu’ils font, m’énerve, je l’avoue, mais je ne montre rien, ça leur ferait trop plaisir.
— Quand tu parles de connerie, tu parles de quoi ?
— Vous avez dû le comprendre. Mais je pense soit à un meurtre par vengeance ou à un suicide. Je ne supporterai pas si cela arrivait, car je me dirai que c’est de ma faute parce que je leur aurais répondu. Pour la deuxième fois en peu de temps, vous allez me prendre pour un dingue, mais je l’ai rêvé. J’ai "vu" ce qui allait se passer si je répondais. Je n’ai pas envie que ça arrive.
— Toujours l’irrationnel. Mais c’est un bon état d’esprit, mais quelque chose va te ronger de l’intérieur si tu continues ainsi. Ce ne sera peut-être pas de la culpabilité, mais quelque chose de pire, me dit-il en posant sa main sur mon épaule. Tu… Dorian, ça ne va pas ? Tu es tout pâle !
— On peut s’arrêter, s’il vous plaît ?
— Oui, répondit-il inquiet.
— C’est ici que ça s’est produit. C’est là que les pompiers m’ont retrouvé.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive, tu es devenu livide tout d’un coup.
— Je ne sais pas, j’ai ressenti une vive douleur à la tête et, j’hésitai à le dire. Et, j’ai entendu comme un hurlement, exactement comme cet affreux soir.
— Tu ne m’as jamais parlé d’un hurlement.
— Je n’étais pas sûr que ce soit réel et ça me semblait ridicule.

Un nouveau hurlement éclata, il provenait de la forêt mon regard qui jusqu’à présent examinait la route, se porta sur les bois sombres. « Aïe », quelque chose venait de me griffer la main droite. Décidément, on en voulait à ce membre. Du sang s’écoulait de deux griffures assez profondes, à en juger par la quantité de liquide carmin qui s’en écoulait.
Sovan m’observa, inquiet, du moins je le perçus ainsi. Il s’approcha de moi et me prit le bras. Il passa son doigt d’où le sang s’échappait. Au même instant, je sentis une sorte de fourmillement au même endroit. Son pouce dégagea ce liquide visqueux dévoilant qu’il n’y avait plus aucune blessure. Il me fixa intrigué, je fis de même, j’étais sans voix. Je déglutis, comment était-ce possible ?
— Auriez-vous un pouvoir de guérisseur ? Demandai-je bêtement.
— Tu me demandes ça par rapport à mes origines ?
— Non…me rétractai-je. Non pas du tout. C’est juste que…, j’espère ne pas vous avoir vexé.
— Il m’en faut plus ! J’allais te poser la même question. Mais tu sais que tu peux me dire "tu". Je n’ai que dix ans de plus que toi, et moi, je te tutoie déjà.
Je hochai la tête, mais je ne sais pas s’il l’a vu, car au même instant, il redirigea son attention vers la forêt. Je m’accrochai à la rambarde de sécurité. J’eus beau l’examiner, je ne remarquai aucune trace d’accident. Pareil dans le bois, nous ne voyions aucune carcasse de voiture. Je commençais à sérieusement douter de ce que j’avais pu ou cru vivre.
— Sovan ? Est-ce que tu crois à mon histoire ?
— Bien que ma réponse ne soit pas importante, je te crois. Je ne vois aucune raison à ce que tu mentes. Mais, pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que moi, je doute.
— Il ne faut pas, il se passe des choses étranges ici. La preuve en est ta blessure de tout à l’heure. Ce qui nous conduit tout droit à notre discussion que l’on a tenue devant l’hôpital…
— Le surnaturel ?
— Oui.
— Tu peux me ramener chez moi, s’il te plaît. Nous en parlerons là-bas si tu veux bien.
— Pas de souci.

Nous remontâmes dans sa voiture et nous repartîmes. Il me jetait par intermittence, des œillades soucieuses, je le voyais, mais j’étais incapable de réagir. Pourtant, j’aurai aimé le remercier de sa sollicitude. Au bout de quatre kilomètres, je lui indiquai qu’il fallait prendre à gauche après l’église. Deux minutes plus tard, nous étions devant chez mes parents. Mon chien, un colley couleur sable, nous accueillit, sa joie de vivre me redonna un nouveau coup de peps.


Chapitre 2 : Le Pacte




Le surnaturel, c’est ce que la science ne peut pas expliquer ou prouver, du moins pas avec les technologies actuelles. Ce fut la première chose que je dis. Sovan, quant à lui, ajouta que le surnaturel était plus que cela, le monde, la Terre sont emplis de magie. Je voulus à cet instant tenter une blague, mais il me contra. Je lui avais rétorqué : « la magie, style Harry Potter… » Mais Sovan me coinça. Il m'apprit que ce n’était qu’un conte et que cette magie était bien pauvre, comparée à celle que recélait notre planète.
Je devais être en plein délire, tout son discours, était franchement dément, mais j’étais fasciné par les connaissances qu’il semblait posséder. Comment était-ce possible ? Après tout il était gendarme, et pas scientifique, et quand bien même, s’il l’avait été, il ne parlerait pas ainsi, il ne tiendrait pas ce genre de propos. Il devait s’être rendu compte de ma suspicion, car il me dit de ne pas le prendre pour un dingue, car même s’il était flic, ce n’était pas toute sa vie et qu’à côté, il lisait beaucoup de bouquins traitants de ces sujets. Je lui ai souri, histoire de calmer ses doutes et les miens par la même occasion. Il sirota un peu de son Coca, petit rafraîchissement avant de reprendre. « Il y a des choses que j’ai lues, d’autres dont j’ai été témoin. Tu peux ne pas me croire, c’est ton droit, mais un jour tu en seras, toi-même, spectateur. Et, ce jour-là, tu comprendras que les scientifiques sont loin d’être au sommet de la chaîne des connaissances. Cependant, je ne peux pas te dire ce que j’ai très exactement vu, c’est sans doute cela, cette imprécision, qui te fera douter, qui te portera à croire que je mens. Mais, si j’agis ainsi, c'est uniquement pour que tu ressentes une véritable surprise, un moment de joie, lorsque tu verras par toi-même ce dont je te parle, sois intact. »

De quoi parlait-il ? Je n’en savais toujours rien, mais ce qu’il me racontait été fascinant, je voyais dans ses yeux cette étincelle, vibrante et brillante à la fois, quelque chose que l’on ne peut pas simuler, qui me disait que ce que lui avait observé, était bien réel. Il m’aurait demandé de signer en bas d’une feuille pour adhérer corps et âme à vivre ce qu’il avait vécu, je crois bien que je l’aurai fait. Cet homme avait cette aura au pouvoir d’attirance. Je me sentais tel un poisson pris dans des filets immensément grands, mais je ne me débattais pas, non, j’étais pleinement conscient que je m’engageais sur une voie sans retour. Cette pensée me fit frissonner, mais, ne me rebuta pas.

20h30, le portable de Sovan nous fit prendre conscience de l’heure à sa sonnerie. Il regarda l’écran de son mobile. Il s’éloigna pour répondre, c’était son frère. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient et je ne cherchais pas à le faire non plus, c’était impoli. J’essayais de me concentrer sur un magazine télé qui traînait sur la table, mais lorsqu’il parla plus fort, il me semblait qu’il répétait les propos de son frère. Je ne pus empêcher mes oreilles d’entendre, « … en est pas conscient… » « …la contamination a eu lieu ». Que des éléments qui n’avaient aucun lien entre eux, selon moi. Je ne sais pas ce que Michel a pu lui dire à la fin de leur discussion, mais lorsqu’il raccrocha et revint vers moi, Sovan était pâle, les yeux rougis et les traits tirés. Qu’avait-il entendu à l’autre bout de la ligne pour se retrouver dans un tel état ? De quoi avait-il bien pu parler avec son frère ? Et cette "contamination" qu’était-ce ? Un nouveau virus ? Réel ou virtuel ?
— Je dois y aller ? Me dit-il d’un ton presque las.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Une mauvaise nouvelle ?
— Je ne peux rien te dire, à part que tout se passera bien !
— Mais… ai-je fait…et ma réponse…
Trop tard. Il était déjà sur le perron et poursuivit son chemin pour monter dans sa voiture. Une fois à l’intérieur, il me fit un salut timide d’un geste de la main, comme s’il se savait observé. Le temps de réagir, les feux arrière disparaissaient déjà dans le sous-bois un peu plus loin. Je refermai la porte avec un étrange sentiment, une irrésistible tristesse m’envahissait.
Des devoirs m’attendaient pour le lendemain, mais aucune envie de les faire. Je sortis tout de même mes bouquins de cours et m’installai dans la cuisine. Tandis que je bossais mon éco-droit, l’eau de la casserole chauffait, je devais également préparer le dîner.

À 22h15, mes parents arrivèrent du travail et se mirent à table, je n’avais pas faim et en plus mes maths étaient loin d’être terminées, je n’y comprenais rien, comme d’habitude. Je crois que je mis n’importe quoi comme réponses, histoire de ne pas présenter une feuille blanche. Puis je me suis couché.

11h00, les deux heures de maths furent un supplice, j’étais crevé, je n’avais pas réussi à fermer l’œil de la nuit, enfin si peut-être une heure, voire deux, mais pas au-delà. Dès que mes yeux se fermaient, des scènes d’horreur se collaient à mes paupières. Tantôt je revoyais mon accident et la mort de mon voisin. Je voyais son corps éventré avec ses boyaux à l’air, la gorge tranchée et sa tête baignant dans son sang à quelques pas du reste de son corps. Si une douce odeur fantôme dont je ne pouvais déterminer l’origine, ne venait pas calmer mon être, j’aurai pu vomir. D’autre fois, mon esprit essayait d’imaginer ce que Sovan avait pu voir de si extraordinaire qui expliqua son silence, le tout sans que je n’y puisse rien. Qu’avait-il bien observé comme phénomènes ? L’épisode de la sortie de bus se mêla à mes hypothèses. Un arc-en-ciel, jusque-là rien d’extravagant, mais s’il avait découvert, je ne sais pas, moi, un lutin par exemple. Idiot. Des lévitations non truquées, des télékinésies avérées, des OVNIS, des revenants… et tant d’autres que je ne me rappelle plus.

La prof d’histoire-géo nous ouvrit la porte et "cette" odeur revint me hanter les narines. Mais qu’était-ce ? Je n’en savais toujours rien, mais ça sentait si bon que j’en avais l’eau à la bouche. Cela ne pouvait être du parfum, aucun parfum n’avait cette fragrance. C’était un peu comme un effluve de métal. J’ai zappé les deux heures de cours, impossible de suivre un seul mot de ce que notre prof avait pu raconter. J’étais absorbé par mes pensée et recherches quant à savoir ce qu’était cette odeur, cela était flou. Je me souviens pourtant l’avoir humé très souvent, mais les portes de ma mémoire étaient closes, à moi, le propriétaire légitime de ces souvenirs.

Vingt-sept jours s’étaient écoulés depuis mon accident et rien de notable ne s’était passé. Je ne pus revoir Sovan ou même son frère durant les trois ou quatre jours qui suivirent la signature de mes aveux, je veux dire ma déposition. Je me suis inquiété, mais je pris conscience que rien ne nous liait, que nous n’étions même pas amis, juste une connaissance, un gendarme.

Prysc et moi avions décidé de nous lancer dans une nouvelle aventure qui s’appellera HdP. Un roman venant après une nouvelle que je m’étais déjà amusé à écrire. C’était une histoire se déroulant dans un futur plus qu’éloigné. Un récit où les humains se sont entretués suite à un bug informatique. Une Histoire du Passé où les châteaux féodaux sont revenus, un monde que l’on n’appellera plus Terre mais Yggdrasil. Un monde où trois Rois gouvernent douze rois répartis sur quatre îles gigantesques. Une planète où un Mal ancien viendra défier des Dieux. Une Terre où trois Suzerains se voient confier une mission par les Dieux, celle de rétablir sur cette monarchie à deux vitesses, une République mondiale.
L’écriture était mon exutoire et il n’allait pas tarder à devenir celui de mon amie. Je n’en suis pas sûr, mais ça a dû être le fait que je lui propose d’écrire avec moi qui l’a motivée pour se lancer dans une autre expérience, le journalisme. Et avec sa naturelle générosité, elle m’entraîna dedans, et je n’ai su ou pu dire non. En fait, sa prof de communication lui avait parlé de ce concours inter-lycées, deux élèves par établissement scolaire. Elle ne voulait pas de quelqu’un qui lui soit imposé, alors sans m’en parler, elle inscrivit mon nom sur le bulletin d’inscription. J’étais pris dans ce piège, une spirale sans fin où la destination m’était inconnue.
Je devais me lancer dans ce travail de reporter, heureusement j’étais accompagné de ma "tite" Prysc, mais sur quoi enquêter pour que cela vaille la peine d’être fait ? Nous nous lançâmes dans des recherches sur Internet pour trouver d’intéressants sujets, enfin un plus particulièrement. Un truc dans les faits divers, un fait que nous serions capables de traiter, un thème que personne n’aurait l’idée d’utiliser. Mais au bout de trois heures, rien. Nous étions désœuvrés et déçus, nous n’étions pas des investigateurs, nous n’y connaissions rien, alors peut-être avons-nous laissé échapper quelque chose. Qu’est-ce qui faisait un bon scoop ? Bonne question, nous aurions sans doute dû commencer par là. De plus, dans le coin, il ne se passait pas grand-chose qui sorte de l’ordinaire.

Soudain Prysc tomba sur un très bref article parlant de morts, d’éventuels meurtres, non-résolus aux alentours de La Machine. Les investigations de la police de Decize et de la gendarmerie de la ville susnommée n'ont pas abouti, donc les enquêtes ont été classées faute d’indice suffisant. L’article disait également que les forces de l’ordre n’avaient pas réussi à lier les morts entre eux. Voilà probablement quelque chose de captivant à étudier. Mais rien ne nous disait que nous serions plus aptes à résoudre cette affaire que la gendarmerie.
— Dorian, nous avons peut-être une chance de résoudre l’affaire…
— Ah oui ? Et comment ? Demandai-je plutôt sceptique.
— Apparemment, tu as eu un bon feeling avec ce gendarme.
— Mendez ? Je n’ai plus eu de nouvelles de lui depuis plus de trois semaines ! Alors qu’est-ce que tu veux ? Que je le force à me parler, faire mine que j’ai envie de renouer le contact et me servir de lui ? Non, non et non ! C’est hors de question, je le respecte beaucoup trop pour ça.
Elle étouffa un petit rire face à mon auto-emportement.
— Qui te parle de te servir de lui ? Non, tu vas le voir et tu lui demandes clairement ce que tu cherches.
— Et tu crois qu’il va m’accueillir comme ça, à bras ouverts, quand je vais lui dire que je viens pour mener une enquête sur des faits divers, qu’eux n’ont pas pu élucider ?
— Je n’en sais rien, c’est toi qui le connais. Tu te targues d’avoir fait du théâtre, improvise, tu dois en être capable, non ?
— Si tu crois que ça va me servir. Je t’ai déjà dit que j’avais fait du théâtre pour vaincre ma timidité, tu vois bien que ça n’a pas marché, j’ai toujours autant peur de parler avec des inconnus.
— Sauf si j’ai un bon feeling avec ces personnes… Comme avec ce Mendez…
— Après, si c’est du par cœur, c’est encore mieux, sinon je me ferme aux autres et je reste dans ma bulle "antisismique".
— Je ne vais pas y aller, il ne me connaît pas, me dit-elle avec entrain.
— Ah bon ? Et tu crois que pour mener une enquête, nous n’aurons qu’une personne à "interroger" ?
— Non bien sûr, mais je mise sur le fait que tu le connaisses tout de même un peu, et donc que ça puisse nous aider.
— Waouh, quel travail… Primo tu m’inscris pour ce concours sans m’en parler et deuxio tu me demandes de faire le commencement, c'est-à-dire le plus difficile, sachant que nous n’avons aucune base solide… À part peut-être qu’ils n’ont rien trouvé. Bravo, belle mentalité….
Elle savait pertinemment que je ne lui en voulais pas, mon inscription forcée m’avait poussé à bout. Dans un geste semi-incontrôlable, ma main se leva, j’avais une irrépréhensible envie de frapper. De l’autre, je resserrai mon emprise sur cette main vengeresse qui s’était relevée exprimant ma colère. Tout s’était passé si vite que je priai en moi-même pour qu’elle n’ait rien remarqué. Mais lorsque nos regards se sont croisés, j’ai lu dans ses yeux la terreur en eux. Je me redressai précipitamment renversant dans ma fuite une chaise, je sortis du CDI presqu’à la course.
Que m’était-il arrivé, pourquoi avais-je ressenti cette violence en moi. Moi, n'ayant jamais frappé personne, et encore moins une femme. J’avais peur, peur de moi-même, j’étais quelqu’un sans histoire qui n’avait en aucun cas fait parler de lui, du moins pas pour des trucs véridiques, car des ragots, il y en avait eu sur moi. Je n’étais personne.

Je rentrai chez moi, le bus m’avait déposé à l’arrêt face à l’église, et la pluie s’était mise à tomber en trombes. Les gamins du quartier, des morveux de retour de l’école, se précipitaient chez eux en courant, capuches bien enfoncées sur leur front. Moi, j’étais sans protection sous la pluie et je cheminais avec une lenteur calculée. L’eau ruisselait sur mon visage, elle était fraîche, la bougresse, et elle commençait à me congeler la peau. Une voiture déboula à toutes berzingues et, en passant dans une immense flaque, m’arrosa m’aspergeant copieusement. Le véhicule s’arrêta, le conducteur en sortit et s’excusa. Il dut me prendre pour un fou, car j’ai continué ma route sans même lui prêter une quelconque attention, tel un zombie.
En arrivant à la maison, j’étais frigorifié.

La douche chaude me fit du bien, je voulus appeler Prysc, mais me ravisai, j’étais encore trop honteux, plus tard peut-être. Je me mis à étudier tout en regardant la télé, plus pour avoir un bruit de fond que parce qu’il y avait un truc intéressant. Je me suis toujours mieux concentré ainsi, si je n’avais pas de musique ou autres pour m’isoler en bossant, je serai distrait par les grincements et les craquements de cette vieille demeure et je ne retiendrai rien de mes cours. Une perte de temps en somme.
Ce soir-là, comme tous les jeudis mes parents rentrèrent deux heures plus tôt que d’habitude. Ma mère, à peine arrivée, s’attela à préparer le repas « un vrai dîner » comme elle aimait dire, elle devait sans doute, à l’inverse de moi, considérer des pâtes ou des haricots verts, différents d’un repas, je ne sais pas. Moi, j’aimais ça, mes parents aussi, où était le problème ? Alors je me suis dit qu’elle devait se reprocher le fait de travailler et ainsi d’être éloignée de la cuisine, elle une mère. Moi, je pensais que tout le monde, hommes et femmes confondus, pères et mères, avait le droit de travailler s’ils le voulaient. Elle devrait être loin cette époque où l’on considérait que la place de la femme était de tenir une maison et rien d’autre. Sans dire que je sois féministe ou autre, j’aurai détesté cette époque.

Trois quarts d’heures plus tard, nous dînâmes ce que ma mère avait préparé, ce n’était pas extraordinaire, mais c’était délicieux, un de mes plats favoris des œufs meurettes. Cependant, même avec cette dévorante envie de manger, je ne pus presque rien avaler, ce qui ne manqua pas de surprendre mes parents. Ils crurent d’abord, je le sus à leur regard, que je faisais un régime, ils avaient remarqué que depuis presque un mois j’avais maigri, je leur assurai que non et je mis mon manque d’appétit sur le compte des remords que j’éprouvais à l’égard de Prysc.
Une heure après, je décidai d’appeler mon amie, sans me raviser cette fois-ci,  c’est elle qui décida de ne pas répondre et je tombai sur sa messagerie qu’elle n’avait même pas pris le temps de personnaliser. Face à cette boîte vocale, je lui laissai un message d’excuses et me couchai sans attendre un improbable rappel. Mais le sommeil ne vint pas et les rares fois où mes yeux se fermaient plus d’une minute, les rêves ou plutôt les cauchemars de la nuit précédente revinrent me hanter, faisant me relever brusquement de mon lit, mon ventre hurlant famine. Aux environs de deux heures du mat’, la faim qui tiraillait mes entrailles, me força à me lever pour dévorer quelque chose. J’ouvris le frigo, la lumière m’éblouit, sur une clayette, il y avait un roastbeef pour le lendemain. J’en découpai un morceau et le mangeai sans le faire réchauffer. Je découvris avec stupeur qu’il avait extrêmement bon goût ainsi. En remontant me coucher, je passai ma main dans mes cheveux histoire de remettre en place une mèche rebelle qui s’était placée devant mes yeux, je sentis mes cheveux plus raides et rêches qu’à l’ordinaire, mais c’était sûrement le manque de sommeil qui troublait mes sens. Une fois allongé, je sombrai dans un profond et savoureux sommeil.

À mon réveil, je ne me souvins plus de mes rêves si j’en eus fait, j’arrêtai mon mobile qui claironnait une sonnerie criarde qui me servait de réveil. À peine eus-je posé un pied à terre que je ressentis comme un vertige et une irrépressible envie de vomir et mon ventre réclamait encore de la nourriture. Que m’arrivait-il donc ?

À l’extérieur, le temps était clair, les oiseaux chantaient, annonçant une belle journée, pour aller se coucher ? Non, j’avais cours, je devais y aller, des interros étaient prévues et hors de question de ne pas les faire. Quant à les réussir, c’était une autre histoire. Cinq matières, cinq devoirs, la machine était lancée et impossible de l’arrêter, mais moi, je devais plausiblement être capable de m’arrêter, en aurai-je le courage ? Je n’en savais rien, cependant une chose était certaine si je ne passais pas ces examens, je pouvais dire adieu à mon passeport pour ailleurs.
L’économie fut presqu’une partie de plaisir, je parvins à répondre à toutes les questions et la dissertation sur l’Union Européenne était assez facile, tout comme l’histoire-géo et la comptabilité. Nous pûmes reprendre des forces au repas de midi, même si les plats étaient, comme à leur habitude, infectes, ils arrivèrent tout de même, et c’était là leur principal avantage, nous redonner de l’énergie. Ce midi fut différent de la normale, puisque je déjeunai avec mes camarades de classe, qui exceptionnellement m’admirent à leur table. C’était étrange, et je ne tardai pas à comprendre pourquoi. En effet, ils me remercièrent de les avoir aidés pour les interros du matin. Moi, les aider ? Comment ? En fait, je ne m’en étais pas rendu compte, sans doute étais-je trop concentré, ou trop distrait, mais ils s’étaient presque "battus" pour prendre une place à côté de la mienne, afin de pouvoir noter mes réponses. Je ne dis rien, comme d’habitude, même si je hurlais silencieusement en mon for intérieur. Cela forcerait potentiellement les amitiés à se créer, pourtant, je savais pertinemment qu’ils abusaient de ma gentillesse et de ma timidité. Alors je me jurai que ça allait changer, par contre je ne savais pas comment.
À peine sorti de table, je me suis précipité aux toilettes, les maux de ventre et l’envie « d’égorger le renard », comme disaient les Québécois, revenait…

À 14h00, après une heure passée, prostré à l’ombre d’un sapin, je m'installai en philo, en prenant soin de m’éloigner le plus possible de mes camarades. Malheureusement le prof, un allumé complet, qui s’amusait en cours à imiter une mouche sautant de table en table, trouva louche que je me place seul au fond de la salle, vint me voir et se mit à fouiller ma trousse en quête d’une antisèche. Ne trouvant rien et restant méfiant, il me fit installer à une table collée à son bureau. Cette manigance m’énerva au plus haut point, mais après quelques secondes de réflexions, je compris que c’était à mon avantage. En effet, si le prof me tenait à l’œil avec cette technique, j’étais également à l’écart des autres et donc de leurs regards malveillants. La « mouche » nous donna un texte d’Hegel et la dissertation qui l’accompagnait, une horreur, l’art de la médiation, « un homme, peut-il être indifférent à l’art ? » Malheur, je n’avais pas révisé ce thème. À la fin des deux heures, ma copie double n’était remplie qu’aux trois-quarts avec rien de concret à l’intérieur, décevant. Le prof fit le même constat et me glissa subrepticement « C’est plus dur sans antisèche ». Je préférai me taire, il avait ses têtes et je n’en faisais pas partie et d’autre part, j’étais souvent très critique dans ce cours, je n’aimais pas la philo, enfin, c’était sûrement plus le prof que je détestais.
Lorsque 17 heures sonna, j’étais épuisé par cette éprouvante journée, l’heure de maths parut incroyablement longue et d’autant plus que mon ventre gargouillait, réclamant de la nourriture. Je n’arrivai déjà pas à me concentrer mais avec ces borborygmes rien ne s’arrangeait. Mon cerveau choisit ce moment pour me jouer un sale tour, toutes les formules se mélangeaient tout d’abord les unes aux autres, puis avec des symboles étranges que je n’avais jamais vus.
Le soleil m’éblouit dès que je gagnai la cour et avec lui les étranges symboles revinrent se coller à mes rétines, me cachant un tant soit peu la vue et me causant du même coup une perte d’équilibre. Je m’écroulai en plein milieu de l'enceinte du lycée sous les rires des autres lycéens. Je voulus me relever, l’air digne comme si rien ne s’était passé, mais je parus encore plus ridicule, mes jambes ne me portaient plus, et je retombai une fois de plus.
Une ombre me frôla, j’avais chaud, j’étais honteux et mon visage devait s’être empourpré. Quelqu’un me tira par les épaules pour m’aider à me remettre debout. Je crus encore tomber, mais non, celui qui m’avait aidé, me soutenait avec tant de forces que mon corps ne fournissait presqu’aucun effort. Lorsque je voulus savoir qui il était, son visage était en contre-jour total. Nous arrivâmes sur le parking et profitant de l’ombre d’un platane, le soleil se cacha me permettant de découvrir les traits familiers de Sovan.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je… je passais.
— Je sais que tu mens, mais merci de m’avoir sorti de là.
— Ce n’est rien, je sais ce que c’est.
— Comment ça ?
— Il y a quelques années, j’étais comme toi, répondit-il énigmatique.
— Je n’en crois pas un mot… Répondis-je.
— Et pourtant…

Je compris qu’il ne voulait en dire plus, alors je me tus, mais une question me brûlait les lèvres, que m’arrivait-il ?
Je m’assis dans sa voiture, il m’aida, mon corps ne répondait pas, plus. J’étais comme paralysé. Je pris conscience alors de ce qu’éprouvait un tétraplégique qui ayant connu presque toute sa vie la mobilité à laquelle tout Homme a droit, et qui, du jour au lendemain ne peut plus bouger que la tête. C’est comme être prisonnier de son propre corps sans aucune sensation. Moi qui n’aimais pas le vent, je m’imaginais ne plus ressentir sa caresse sur ma peau, c’était atroce.

— À quoi penses-tu ? Me demanda-t-il.
— Eh bien, je me disais que je préférais mourir que de ne plus pouvoir sentir le vent sur ma peau ou ne plus pouvoir marcher.
— Quoi ?
— Je veux dire, là je ne ressens plus mes membres et je suis désormais le prisonnier de mon propre corps, alors je préfère mourir.
— Mais ne sois pas ridicule, tu ne mourras pas, ce n’est qu’un état passager. Ton corps change, mais cela n’a jamais été aussi puissant chez quelqu’un.
— Je ne suis pas sûr de comprendre…
Mais il laissa planer ma question silencieuse, tout en appelant quelqu’un, il me regarda et me sourit.
— Oui, c’est moi, prépare ce qu’il faut, nous arrivons, il est paralysé.
Lorsque je voulus lui demander où il me conduisait, je me rendis compte que ma bouche refusait, elle aussi, de m’obéir. Je ne parvenais qu’à pousser des « Mmph » étouffés, énervé et affolé à la fois.
Il roulait à une vive allure, avalant le bitume à une vitesse inouïe, il était gendarme, mais il y avait tout de même des limitations de vitesse. Il me regarda, l’air paniqué, il me souffla « Tout ira bien », était-ce pour me rassurer, se rassurer, je n’aurai su le déterminer. Même avec cette détresse dans la voix, je le crus.
Lorsque j’ouvris les yeux, il me sembla qu’il n’y avait qu’une seconde que je les avais fermés. Sovan me sortait du véhicule et son frère, Michel, courait dans notre direction. Il sortit de sa blouse une seringue glissée dans son étui stérile, et un flacon, où était inscrit "adrénaline".
Je ne sentis pas le métal s’enfoncer dans ma peau, mais presqu’en un millième de seconde je sentis s’insinuer en moi le liquide translucide. Michel vida le flacon de verre dans la seringue, et planta de nouveau celle-ci dans mon bras. Comme pour compenser le manque de signaux sensitifs lors de la première injection, la deuxième me causa une souffrance indescriptible. Je hurlai un long « non » rauque. Mon corps répondait enfin et je me débattis vaillamment, Sovan essaya tant bien que mal d’arrêter mes gestes incoordonnés, en vain. Michel m’asséna un coup de poing, aussi soudain que violent sur la tête, un voile rouge tomba devant mes yeux.

Je me suis réveillé sur la banquette arrière de la voiture de Sovan, il conduisait et son frère était à côté de lui. Ils discutaient, mais je n’entendais rien, un nouveau symptôme ? Non, quelque chose obstruait mes oreilles. J’arrivais à bouger mes mains, je n’étais plus paralysé, mais elles étaient coincées derrière mon dos, pourquoi ? Je compris soudain que j’étais ligoté comme un pauvre bougre. Que me voulaient-ils ? Qui étaient-ils ? Je réussis, je ne sais comment à faire tomber un bouchon d’oreille.
— Tu n’aurais pas dû le frapper.
— Ça fait dix fois, au moins, que tu me le répètes, change de disque Sovan.
— Je radote parce que ce n’est pas normal, je suis censé représenter la loi ici, et Dorian n’a rien demandé.
— Comme nous tous avant, mais il est différent à présent ?
— Quoi ?
— Quel idiot, j’ai été sur ce coup-là, si j’avais gardé mon calme et mon silence, j’aurai pu en apprendre davantage, mais là ma bêtise m’a condamné à l’ignorance. Sovan me regarda à travers le rétro, tandis que Michel se retourna, un point menaçant.
— Tu n’as pas intérêt à le frapper de nouveau. N’oublie pas qui je suis. Alors excuse-toi pour tout à l’heure.
— Et puis quoi encore ?
Le gendarme lui lança un regard si noir que j’en eus froid dans le dos, et que s’il avait eu des revolvers à la place des yeux, j’aurai été témoin d’un meurtre à moins d’un mètre.
— Je te présente mes sincères excuses, Dorian, pour le coup de poing de tout à l’heure. Mais tu dois savoir que si je ne t’avais pas fait t’évanouir, tu aurais pu mourir à cause de la forte dose d’adrénaline que je t’ai injectée.
— Drôles d’excuses, dis-je, mais je les accepte.
— Oui, tu as raison, Dorian, on aurait plutôt cru à une plaidoirie, afin d’expliquer son geste.
— Désolé, mais j’ai rarement l’occasion de m’excuser, l’interrompit Michel.
— Il se prend pour un tout-puissant qui ne commet jamais d’erreur, souffla Sovan en me glissant un clin d’œil via le rétro.
Je lui souris, et je me demandai à cet instant comment j’allais pouvoir me sortir de là. En effet, même si j’appréciais Sovan, Michel me faisait peur, mais plus que cela, la situation dans laquelle je me trouvais, m’inquiétait franchement. Il fallait que je m’en extirpe, mais comment ? J’étais prisonnier de cette voiture, essayant de dissimuler mes intentions, un sourire idiot était figé sur mon visage. Michel se retourna et me demanda :
— Pourquoi ce sourire ?
— Pour rien, m’empressai-je de répondre.
Je devais vraiment effacer ce rictus de mon faciès, mais je n’y arrivais pas. Je connaissais cette route, par cœur, pour l’avoir mainte fois empruntée, nous retournions à La Machine. Au prochain virage, il sera obligé de ralentir, alors je tenterai quelque chose. En attendant, je devrai donner le change.
— Vous n’êtes pas frères, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas pourquoi j’ai posé cette question, c’était la première qui m’était passée par la tête.
— Si nous le sommes, commença Sovan.
— Enfin en quelque sorte, le coupa Michel. Nous ne sommes pas frères de sang.
— J’ai été adopté, précisa le frère à la peau mate. Je n’avais que deux ans, alors je ne me rappelle pas de mes véritables géniteurs. Cependant, ceux que j’appelle "papa" et "maman" sont les parents de…

Je savais déjà qu’il allait dire « Michel », mais je n’attendis pas qu’il finisse, le moment était venu, la vitesse était retombée à cinquante kilomètres heure. Le terrain était en pente raide. J’ouvris la portière brusquement tout en débouclant ma ceinture ventrale. Les bras devant mon visage, je plongeai dans le vide, ou plutôt vers le bitume qui défilait tout de même assez rapidement. Je perçus la peur un centième de seconde, juste le temps que mon corps plane au-dessus de la route avant que je heurte l’herbe et la terre. Je fis plusieurs roulés-boulés, dévalant la colline que "sousplombait" la départementale reliant Decize city à La Machine. Le crissement de pneus se fit entendre, suivi du clignotement des feux de détresse, Sovan avait stoppé sa voiture. Ma course incontrôlable s’arrêta brusquement au moment où la pente s’inversait. Je ne ressentais aucune douleur, c’était aussi fantastique qu’incroyable, comment était-ce possible ? Mais je n’avais pas le temps de m’en inquiéter pour l’instant, je devais fuir. Par chance, j’avais, juste avant de sauter, réussi à faire lâcher le lien qui attachait mes mains. Je me mis à galoper le plus vite possible, mais ce n’était pas facile, le terrain était accidenté, les arbres, arbustes et ronces avaient profité d’être sous la ligne à haute tension pour s’éparpiller et pousser en formant un véritable capharnaüm, heureusement pour moi, l’œil blafard de la nuit éclairait mon chemin. Malheureusement pour moi, il faisait de moi une cible facilement repérable, trop peut-être.

Je courais depuis plus de dix minutes, la peur guidait mes gestes et mon évasion, j’entendais régulièrement les appels lointains des frères Mendez. Mais plus je cavalais et plus j’avais l’impression qu’ils se rapprochaient, comment était-ce possible ? Je galopais pourtant vite, comme un dératé même. Il me restait encore quatre kilomètres à parcourir à travers bois pour rejoindre ma maison. Je devais faire fi de mon point de côté et de la douleur causée par mes muscles tiraillés, ainsi que des branches et ronces qui me fouettaient ou me griffaient. J’étais à bout de souffle, je devais faire une pause si j’espérais gagner sain et sauf ma demeure en continuant ma cavalcade.
Arc-bouté, les mains sur les genoux, je soufflais tel un bœuf, mon cœur battait à tout rompre. Un craquement de branche un peu plus loin derrière mon dos retentit. Ce devait être eux, je n’avais pas assez récupéré, mais je repartis, la peur m’injecta une nouvelle dose d’adrénaline pour me rebooster en effaçant un peu de ma fatigue et obstruant les signaux de douleur qui partaient en direction de mon cerveau.
La rosée commençait à perler sur le sol, rendant les touffes d’herbes éparses et les cailloux plus que glissants.
Ils continuaient de hurler mon prénom, je crus maladroitement qu’ils perdaient du terrain, mais non, en fait, le vent me venait de face, ralentissant de ce fait la propagation de leur voix.
Me retournant tout en courant pour tenter de les apercevoir, je ne pris pas garde à une grosse pierre polie. Mon pied "zippa" sur elle et mon corps bascula. Je vis rapidement le sol se rapprocher de mon visage. La dernière chose que j’entendis, fut le craquement sinistre, tel une branche que l’on casse, que fit ma mâchoire en se brisant. Avec lui, un éblouissement sensoriel aussi intense que douloureux. Tandis qu’un voile rouge passait devant mes yeux un symbole apparut sur mes paupières, un de ceux que j’avais par inadvertance écrit sur ma copie de mathématiques.

**

Lorsque je me suis réveillé, il m’avait semblé avoir tout rêvé. Mais la réalité qui s’apposa à mes yeux et mes autres sens, me dit que tout était vrai, et surtout ma mâchoire brisée. J’étais de nouveau en compagnie de Sovan et Michel, retour à la case départ, ou presque, j’étais pour l’heure dans un lieu qui m’était complètement inconnu.
Assis sur un canapé en velours rouge aux reflets ocres, mes pieds frôlaient une table basse composée d’un rocher brut surplombé par un verre en ovale évasé par le milieu. Devant moi, accolée à un mur peint avec un jaune pastel, une télévision couverte de poussière. Mes bras étaient de nouveaux attachés, mais avec une paire de menottes, cette fois, qui appartenait sans doute à Sovan. Je percevais les voix de mes ravisseurs dans une pièce à côté.
J’avais envie de tuer Prysc, car c’était à cause d’elle que je me retrouvai là, dans cette situation, enfin c’est ce que je tentais de convaincre mon cerveau, car elle n’y était pour rien au final, du moins j’étais tout aussi responsable qu’elle, j’aurai pu dire non.
La porte s’ouvrit à la volée, laissant apparaître sur le seuil Michel, précédé par son frère.

— Tu es enfin réveillé, après plus de trois heures de sommeil, tant mieux, car il faut que nous parlions, introduisit le médecin d’un ton mielleux qui, à ma connaissance, ne lui correspondait pas du tout.
— De quoi ? Rétorquai-je abruptement.
J’arrivai à parler, sans réellement souffrir, ou plutôt, j’avais l’impression que plus le temps passé, moins j’avais mal.
— Eh bien, j’allais dire de ta vie, mais les termes "ton avenir" seraient plus convenables.
— Je ne suis pas sûr de comprendre où vous voulez en venir. Vous allez me tuer, c’est ça ?
Michel éclata d’un rire gras, tandis que Sovan parut à la fois désappointé et vexé, un seul regard de sa part et son frère reprit contenance. Quelle autorité, ai-je pensé.
— Je pensais que tu me connaissais un peu mieux, commença le gendarme. Nous n’avons pas l’intention d’attenter à ta vie.
— Si nous avions voulu te tuer, il y a longtemps que ce serait fait, ce n’est pas les occasions qui ont manqué.
— Oui, c’est vrai, mais à ma décharge, la situation pourrait prêter à confusion, je suis attaché et vous… vous êtes bizarres. Alors que me voulez-vous, si ce n’est pour me tuer que vous m’avez amené ici ?
— Que tu nous rejoignes !
— Je… quoi ? Et vous croyez que c’est en agissant ainsi que vous allez m’inciter à vous rejoindre ? Franchement, je pense qu’il y avait mieux à faire. Enfin pour ce que j’en dis.
— En fait, cela fait vingt-huit jours, à quelques heures près, que tu as été agressé, où plutôt mordu, ce n’était pas l’un de nous, mais un de nos émissaires. Tu as longtemps été cherché, puis tu as été trouvé, nous t’avons observé. Tu correspondais exactement au profil que nous recherchions.
— It’s a joke ?
— Non. Un de nos "frères" doit venir sur Terre et pour se faire, il avait besoin d’un corps. Tu pourrais répondre qu’il aurait pu prendre le corps de n’importe qui, mais c’est faux et je vais t’expliquer pourquoi. Il faut tout d’abord un groupe sanguin particulier, qui nous accueille, le groupe universel, qui est le tien, est celui adéquat pour nous. Viens ensuite la personnalité de l’hôte, tu allais parfaitement bien, discret, intelligent, critique, exactement celle de Torvin, notre "frère"…
— Euh, où est la caméra ? Par-là ?
— Cesse de faire l’idiot, ce n’est pas un jeu télévisé.
— Attendez, si ce n’est pas une connerie, et voir, si j’ai bien suivi, je vais essayer de récapituler. Vous, vous seriez des extraterrestres et un de votre race doit venir sur Terre. Et pour se faire, il doit prendre mon corps ? Je deviens quoi moi dans l’histoire, un pantin ? Hop, je quitte ce corps, et je le cède à l’un des vôtres. Au fait, je dois lui louer, lui vendre ? Parce que, PAF, je meurs ? Si c’est vrai, enfin je n’en crois pas un mot, vous n’avez jamais eu la décence d’esprit de demander au propriétaire légitime du corps ce qu’il en pensait, ou même s’il était d’accord ?
— J’oubliais, tu es également sarcastique, encore un trait de caractère commun avec Torvin. Quoi qu’il en soit, tu as bien résumé, à part que Sovan et Michel sont les prénoms de nos hôtes. En fait Michel est habité par Thélias et moi, c’est Nan’Quérib Doziko.
— Ouah, quelle imagination, fis-je inquiet.
— Je te le répète, ce n’est pas une blague.
Sovan enserra sa tête entre ses mains, je sentais que je l'énervais à faire comme si je ne comprenais pas, mais toutes les implications m'échappaient, encore aujourd'hui j'ai du mal.
— Je vais continuer Sovan. Non, nous ne pouvons pas demander au propriétaire des corps que nous habitons, car nous sommes juste une essence immatérielle, lorsque nous transitons sur Terre, et pour survivre, il nous faut habiter des corps humains. De plus, vos yeux ne sont pas assez puissants pour nous voir dans notre état de transit. Si nous choisissons des corps sur Terre, c’est parce que chez nous, sur Tega-1, une guerre globale fait rage, et pour ne pas mourir, nous devons venir nous réfugier chez vous.
— Nous avons bien essayé de prendre des corps sur d’autres planètes, malheureusement, au bout de 24 heures, 48, peut-être moins, les enveloppes charnelles explosaient et celui qui l’habitait, l’un des nôtres, mourait également, compléta Sovan.
— Et vos adversaires viennent également sur Terre ?
— Non, juste notre race. C’est le fruit de recherches qui ont duré des décennies, qui nous ont permis de changer de corps, et jusqu’à présent, nos ennemis ne savent même pas ce que nous pouvons faire.
— Mais si je refuse que pourriez-vous y faire, car si vous me forcez, qu’est-ce qui m’empêcherait de me suicider ?
— Nous, car apparemment tu ne comprends pas le sérieux de la situation. Mais la question ne se pose même pas, car le processus d’accaparation a déjà commencé et sera bientôt terminé.
— Mais… quoi ? Alors si Sovan était tout mielleux avec moi, c’était juste par intérêt ?
— En fait, oui, car Torvin n’est autre que le Prince de notre race, mon fils. Alors il fallait que je t’aie à l’œil, pour que rien ne t’arrive. Et, non, parce qu’au premier abord tu m’as semblé sympathique et je me suis rappelé comment j’étais à ton âge.
Michel quitta la pièce sans un mot.
— Donc ce que tu m’as dit aujourd’hui, était vrai ?
— Et vois ce que je suis devenu, j’ai changé, je ne suis pas exceptionnel, je n’attire pas l’attention, je suis là où je dois être, me fondre dans la masse. Michel, c’est la même chose, s’il voulait il pourrait faire appel aux incroyables possibilités et connaissances qui sont les nôtres, pour être le meilleur chirurgien dans n’importe qu’elle spécialité au monde. Mais il ne le fait pas, il sait qu’il doit, que nous devons rester discrets, juste au cas où.
— Ça veut dire que si j’accueille, enfin, maintenant c’est sûr, Torvin, je deviendrai votre fils ?
— En effet.
— Et depuis combien de temps, n’avez-vous pas vu votre fils, Nan’ Quérib Doziko ?
— Tu peux continuer à me tutoyer et à m’appeler Sovan, tu sais. Il vaut mieux ne pas s’échapper, se tromper et ainsi se faire remarquer en public, ce qui attirerait inéluctablement l’attention. Pour répondre à ta question, cela va faire presque douze ans que j’ai quitté ma planète, donc autant de temps que j’ai délaissé mon fils, et sache que je regrette amèrement cette situation, tous les jours.
— Et tu n’as pas peur qu’il t’en veuille ?
— Non, ne t’en fais pas pour ça, il connaît les raisons, il sait que j’étais obligé de partir. Nos retrouvailles se passeront bien, j’en suis convaincu.

Michel revint s’asseoir à côté de moi, en déposant sur la table basse un classeur comprenant une soixantaine de feuillets. Il me tendit, un document pré-imprimé. Dans le même temps, il sortit un stylo bille chromé de sa blouse de médecin, qu’il n’avait même pas pris la peine de retirer.
Je m'emparai du papier qu’il me tendait et le lus, de temps à autres, je quittais le document des yeux, et remarquais que les deux frères m’observaient assidûment. Inquiet, je replongeais dans le document. Il indiquait notamment que je m’engageais à ne rien révéler de mon état ni me mettre au-devant de la scène. Même si le mot ou le titre n’était pas indiqué, je compris qu’il s’agissait d’un pacte. Je pris le stylo, l’approchai de la feuille, mais me ravisai. Je le fis tourner entre mes doigts. Sortir de l’anonymat, oui, c’était tentant, mais retomber dans un autre anonymat, ça l’était beaucoup moins. J’hésitai. Que faire ? Je reposai le stylo sur la table. Remarquant qu’il n’était pas bien positionné, je le remis parallèle à la feuille. Les frères Mendez comprirent par ce geste que cette situation me stressait.
— Prends tout ton temps pour réfléchir Dorian, me glissa Sovan, je sais que c’est une situation difficile.
— Mais, Sovan, tu sais bien qu’on ne peut pas attendre éternellement, le mouvement s’effectuera bientôt, tu es bien placé pour le savoir.
— Calme-toi, calme-toi. Je sais ce que je fais, tu ne vois pas qu’il stresse, ne te rappelles-tu pas comment tu étais… comment était Michel avant que tu ne l’intègres. Sovan, Michel, nous étions tous les deux comme Dorian, nous savons par quoi il passe. Alors maintenant, ressaisis-toi, et si ce n’est pas trop te demander, essaye d’être un peu compatissant si tu le peux. Dorian, nous savons ce qui peut se passer dans ton esprit. Mais rassure-toi, en fait, même si tu es habité par mon fils, tu seras toujours présent, tu assisteras à tout.
— Mais je croyais, que vous aviez dit que je n’exciterais plus, si j’étais habité par l’un de vous, m’avez-vous menti ?
— Oui, et non. En fait, pour nous, ça a fonctionné, nous avons pu garder en nous l’esprit du propriétaire légitime de nos hôtes. Alors nous pensons être des exceptions, mais il est possible que ça ne le soit pas.
— Vous tentez de me perturber. Vais-je survivre ou non ?
— C’est 50-50, je ne peux en dire plus, car je l’ignore. Préfèrerais-tu que l’on te mente ?
— N’est-ce pas ce que vous avez déjà fait auparavant ?
— J’avoue et je m’en excuse Dorian, mon frère ne voulait pas agir ainsi. C’est de ma faute si nous t’avons dit toutes ces choses. Je pensais que ce serait le meilleur chemin à prendre, je me trompais, il doit te connaître mieux que moi de toute évidence.
— Michel qui s’excuse de lui-même, il va vraiment tomber de la merde… euh désolé. Je me sentais honteux, était-ce moi qui avais parlé.
— Euhm, oui, ce n’est pas faux. Mais bon, je suis vraiment désolé aussi Dorian.

J’avais envie de prendre mon portable et d’appeler Prysc pour qu’elle m’aide à faire un choix, mais en agissant ainsi, j’allais contrevenir à ce que j’appelai "l’article un", le secret de cette existence. En même temps, je n’ai pas envie de lui cacher ça, et puis cette clause ne s’applique uniquement que dans le cas où j’accepte. Mais si je signe, je deviendrai ce Torvin, et je ne verrai pas l’intérêt de dévoiler ma véritable identité… Etrange, cela ferait donc pencher la balance de mon côté.

Ils me regardaient tous deux d’un oeil inquiet et à la fois désinvolte. À part peut-être Sovan qui voulait que je sois d’accord pour léguer mon corps à son fils. J’avais remarqué, une larme perlée dans ses yeux, lorsqu’il m’avait dit que cela faisait près de douze ans qu’il avait quitté son fils, à regret. Je ne lui devais rien, mais savais qu’en acceptant il serait si heureux, que mon hésitation s'accrue à nouveau. Le gendarme s'approcha de moi et d'un tour de clé, les menottes se démantelèrent. Il m’accordait sa confiance.

Je pris une grande inspiration et je signai ce pacte. Il était minuit moins deux et des éclairs gigantesques strièrent le ciel machinois. Il n’y avait pourtant eu aucunes prémices à ceux-ci, la météo avait annoncé un ciel clair, radieux même.
Je me suis avancé vers la fenêtre, les yeux me brûlaient et je ne voulais pas qu’ils discernent mes larmes, car ce n’est pas ce que je ressentais en ce moment, je ne sais pourquoi cela se passait ainsi. Sovan se plaça silencieusement derrière moi et posa ses mains sur mes épaules, il me souffla que tout irait bien, que j’avais pris la bonne décision. Il me fit faire volte-face, Michel venait vers nous dans sa main un verre, il me l’offrit. Le regardant pour le remercier, je le vis sourire, mais pour la première fois c’était un sourire franc qui illuminait son visage. Le fait que je signe ce document, l’avait sans aucun doute rassuré. Il jetait un petit regard en coin à ce pseudo-frère, et je distinguai en cela un geste d’amour fraternel… Une certaine satisfaction s'en dégageait, parce que Sovan allait retrouver son fils, certes sous mes traits, mais c’était mieux que rien.

Je notais à cet instant le tic-tac incessant et escagassant de la pendule murale fixée au-dessus de la porte, il me restait une minute. Une seule minute pour vivre seul et maître de mon corps, j’en tremblais.

Les frères Mendez levèrent leur verre et d’un commun accord silencieux s’exclamèrent en chœur « À une nouvelle vie sauvée sur Tega-1. » Je les accompagnais en pensant en moi-même « …et à une vie s’évaporant sûrement d’un corps sur Terre».

L’aiguille des secondes sembla s’accélérer, mon cœur s’emballait, je ne contrôlais plus rien, enfin, à savoir si j’ai réellement maîtrisé quelque chose.

Plus que dix secondes, je me suis retourné vers la fenêtre, dans le ciel les éclairs se déchaînaient, créant des symboles, tels ceux qui m’étaient apparus sur ma copie de maths.

Premier "Dong" de l’église. La tête me tourna. "Dong". Mes jambes tremblèrent, devenant coton, je m’écroulai. Troisième et quatrième "Dong". Ma tête heurta le sol. "Dong". Un filet de sang s’écoula sur mes yeux. "Dong". Au travers de ce voile grenat, un éclair m’emmena. "Dong". Me fit voir des choses. "Dong". Des choses étranges. J’eus l’impression d’être passé dans un étroit tuyau, sombre, froid, effrayant.

            "Dong".

                Soudain un éclat lumineux, puis deux, enfin des milliers.

                               "Dong".

                                           Des millions, ils m’aveuglèrent.

                                                 "Dong".

                                                        Je ne sentais plus rien.

                                                                    Douzième "DONG".


                                                                                 J’étais mort…

1 commentaire:

  1. Coucou,

    Ravi de voir que tu as décidé de reprendre Among Them. J'aime me replonger dans cette histoire.

    Courage pour les corrections et la suite.

    bisous

    Mika

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